Le courant wahhabo-salafiste à San Pedro : du prosélytisme à la revendication de la Chariaa

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Abstract

Le terrorisme, qui est d’abord de l’extrémisme religieux, devient un enjeu géopolitique majeur pour les Etats de l’Afrique de l’Ouest. Se nourrissant des versions rigoristes de l’islam qui se propagent surtout parmi les couches défavorisées, la culture de l’intolérance et de la dissuasion brute finit par transformer la vie sociale en champ d’une bataille, plus ou moins larvée, plus ou moins imminente. Dans cette configuration, fortement marquée par la recrudescence de la terreur islamiste sur le Continent, la Côte d’Ivoire de 2018 semblait surtout confrontée à une menace extérieure. Cependant, les attitudes de fanatisme prennent de l’ampleur dans le pays et les discours takfiri, se banalisent au fil de l’enseignement et des sermons. La dérive doctrinale des groupes salafistes laisse craindre l’enracinement et l’extension d’un appel endogène à la violence sacrée. L’internationale jihadiste disposerait alors d’une relève suivant un mouvement de domino qui viendrait compenser sa déconfiture actuelle au Moyen Orient. Certes, la Côte d’Ivoire n’est encore à ce degré de probabilité mais la dynamique des signes faibles, tels qu’il nous est permis d’en observer l’évolution, concourt à justifier la crainte.

A San Pedro, il convient d’observer, d’une année à la suivante, la hausse du nombre de femmes en niqab, dans les rues des quartiers précaires (tel le Bardo) et la segmentation des différents secteurs de la ville autour des catégories de dar-al-islam et dar-al kufr, pour pressentir le basculement progressif d’une partie de la population, vers une appréhension, de l’espace et du rapport à l’Autre, de plus en plus articulée sur des concepts d’adversité confessionnelle. La situation de la ville exige une attention particulière, en raison de son poids économique, de la présence des Occidentaux et du potentiel de sites de tourisme (plage, forêts classées), devenus des cibles prioritaires. Au-delà d’un risque immédiat d’attentat et des mesures opérationnelles d’anticipation, le cas de San Pedro ne diffère en rien de l’alerte générale sur la totalité du territoire : Une version de l’Islam, hautement « confligène » et liberticide, se développe en Côte d’Ivoire et dans la sous-région, sans rencontrer, pour l’instant, de riposte appropriée, ni de la part de l’Etat, ni parmi les religieux représentatifs d’une adhésion aux principes de laïcité, de modération et de cohésion sociale. Il suffit de suivre les échanges sur les réseaux sociaux, pour mesurer le degré de radicalisation d’une partie de la jeunesse musulmane de Côte d’Ivoire, de moins en moins acquise à la laïcité de l’Etat. Les échanges passionnés sur certains groupes de discussion en ligne permettent de suivre les modes d’argumentation déployés pour absorber et relayer la haine de l’Occident, de la démocratie et de toute autre religion. Sur la compréhension du terrorisme, la plupart y conçoivent une conspiration ourdie par les ennemis de l’Islam et cette perception dépasse le clivage des générations. D’autres, hésitent à réhabiliter les mots Jihad et Jihadisme, termes dévoyés, selon eux, par les média de l’impérialisme croisé.  La tendance, non mesurable pour l’instant, reste sous-estimée, pour ne pas dire taboue.

  1. Juste une question de temps

Autrefois confrontée à des crises politiques et inter communautaires, l’Afrique de l’Ouest fait face, à l’heure actuelle, à un péril protéiforme et nébuleux, en l’occurrence le terrorisme islamiste. Visiblement, Il s’inspire d’une religion de la totalité et de l’absence de contradiction, qui menace les fondements laïcs et démocratiques des Etats. Ces dernières années, le phénomène se diversifie, multipliant des diversions et stratagèmes, de nature à masquer son déploiement hors du champ historique, qui est le Moyen Orient. De l’avis des experts, l’intrusion de l’idéologie jihadiste, dans la bande sahélienne, a été précédée par une perversion insidieuse des normes sociétales et des traditions, sous le coup des vagues de prédication par les groupes prosélytes dawa wa attabligh : l’aliénation des identités locales et la logique programmée de leur effacement sous l’uniformisation puritaine, découlent d’un mouvement patient de conquête, par l’argent, l’appétit de pouvoir et la promesse du paradis. Petit à petit, d’une école coranique à une mosquée ou université privée, s’est insinué dans le corps social, le lent venin d’une théocratie qui promet la prospérité ici-bas et la félicité dans l’au-delà. Avant de recourir aux bombes, les réseaux extrémistes transnationaux s’emploient à distiller la mort de l’esprit critique et de la diversité culturelle. L’attentat procède d’une  évolution des mentalités et vient l’achever, il n’en est que l’aboutissement ultime et ne survient ex-nihilo. Or, ce lien organique et chronologique, entre terrorisme d’une part et, de l’autre, éducation de masse à la haine du non-musulman et mépris de la femme, est partout vérifié. Néanmoins, le politiquement correct tend à occulter le constat, pour ne pas aggraver les tensions ou entrainer une radicalisation excessive des musulmans. Or, le cumul d’omissions et de négligence produit exactement la dérive que l’on prétend éviter. En ce sens, l’excès de précaution et l’hésitation à parler vrai favorisent l’extension de la menace, donc la difficulté ultérieure de l’éradiquer. L’Afrique noire subsaharienne en est à ce stade d’incertitude et pourrait y perdre un temps précieux, d’où l’usure de la marge de manœuvre en termes d’anticipation et de prophylaxie.

Démographiquement, la Cote d’Ivoire reste un continuum de l’espace sahélo saharien, quant elle en borne la géographie. Elle représente, dans la région, le moteur d’un mouvement croissant et unilatéral de populations (du nord aride vers le sud vert), fuyant la désertification et sa conséquence, le dénuement. Au plan de la sociologie, le brassage et l’intégration dans la société ivoirienne ont été facilités, en grande partie, par l’islam, vu comme une communauté transnationale, apte à nourrir la solidarité  malgré la différence.

Le champ islamique ivoirien, autrefois présenté par certains observateurs comme un îlot de paix et de stabilité, vit une fragmentation symbolique, en lien à l’émergence de la rhétorique takfiri, elle-même prélude au passage à l’acte jihadiste.  Le changement du rapport à la foi et au culte résulte, de l’introduction, dans le corps religieux national, de courant salafiste et wahhabite, sous forte influence d’imams et de prédicateurs de Guinée, du Mali, du Niger et, accessoirement, du Burkina Faso pourtant plus proche ; leur actuel essor, dans de nombreuses localités du pays dont la ville de San Pedro, offre la visibilité sur un champ d’expérimentation à ciel ouvert.

Pour l’heure, aucun acte concret de violence sacrée n’a été commis dans l’espace considéré ici mais le constat optimiste ne devrait occulter la hausse d’un activisme du pire qui s’exprime sans trop de pudeur dans la sphère locale du prosélytisme. Il apparait utile, dès à présent, d’apprécier ses effets à court et à long terme, en rapport avec le processus d’émergence des réseaux extrémistes dans le périmètre du Sahara, du Sahel et du Golfe de Guinée. A San Pedro, la coexistence pacifique grâce au pacte social et républicain, se dissout à toute vitesse, dans des discours d’excommunication sur fond d’accusations d’hérésie contre des musulmans en contradiction avec l’obédience salafiste. Le terrorisme incarne, avant tout, une guerre civile dans l’Islam et ce, depuis sa première expérience, le kharidjisme, quelques années après la mort du Prophète. Peu de musulmans interrogés au cours de la présente étude savaient que  les trois derniers successeurs politiques de Mohamed  – sur quatre – furent assassinés, par leurs frères en religion, lors d’une interminable et sanglante lutte pour la légitimité du Califat (khilafa en Arabe). Une minorité connaissait, à peine, le massacre et la persécution, durant des décennies, de descendants du dernier envoyé d’Allah, sur ordre de dirigeants musulmans. Dans son œuvre remarquable, l’historien tunisien Hichem Djaït racontait, en 1989, l’entrelacs de parenté de tribale, d’intrigues matrimoniales et de passions bédouines, à l’origine de la fitna alkubra[1].

Dans ce contexte de remémoration, la présente note de cadrage, s’interroge sur l’existence, voire la crédibilité d’un éventuel procès de radicalisation – prégnant ou potentiel – à San Pedro et alentour. Le cas échéant, quel en serait le terreau?

Notre étude vise à produire, sur la base d’une recherche de terrain, un outil d’analyse indépendant qui puisse appuyer les processus d’élaboration des politiques publiques, du point de vue de la prévention en matière de sécurité. Quand il identifie et cerne les enjeux, le texte prétend formuler l’alerte et éclairer la décision.

Sur le plan méthodologique, l’étude a mobilisé l’approche quantitative, reposant sur une cinquantaine de questions, destinées à trois groupes différents. L’échantillonnage se compose de 30 pour le panel assumé salafiste, 80 de la communauté musulmane sunnite sans distinction et 80 parmi la population, toute sensibilité confondue.

Compte tenu de la difficulté de mesurer un phénomène protéiforme comme la radicalisation, la démarche retenue s’appuie aussi sur un recueil de propos tirés d’entretiens avec des agents des forces de Défense et de sécurité, de praticiens du culte, de fonctionnaires et de journalistes, au cours d’une investigation de terrain, conduite, du 15 au 22 décembre 2017.

  1. Etat des lieux et niveau de radicalisation
  2. Le modèle traditionnel en déconstruction progressive

Dans la géopolitique nationale des religions, rien ne singularisait San Pedro. La ville reflète la réalité du pays profond. Comme partout ailleurs, la segmentation de l’univers musulman national s’est aggravée, ces dernières décennies, d’une importation de controverses doctrinales et de courants contestataires, venus de l’Orient. Le wahhabisme, volonté d’assainir, de simplifier et de purifier l’Islam, demeure le vecteur principal de cette recomposition. San Pedro présente, de ce fait, davantage de similitudes avec les cités  forestières telles Man, Abengourou, Divo, Daloa.

En réalité, le wahhabisme n’a pas eu besoin, dans cette région, d’un terreau préalable d’analphabétisme. A l’instar de nombreux Etats de la sous-région, il s’est implanté, suite à l’émergence d’une élite arabophone issue des universités d’Afrique du nord et du Moyen orient ; un nombre de plus en plus croissant d’étudiants en sciences originelles y ont appris à gloser la remise en question du modèle traditionnel de piété. Ce faisant, ils affirmaient l’hégémonie du courant ultra-conservateur et la prééminence impérieuse de l’Islam sur toute autre croyance. Cette élite proactive a vite pris le contrôle de l’enseignement et du magistère sunnite, avant de parvenir à développer le mythe d’une pratique nettoyée et salubre, pour ne pas dire épurée, de la religion ; missionnaires de la correction par le retour aux pieux prédécesseurs (ahl assalaf), de nouveaux maîtres d’écoles, jurisconsultes et imams s’employaient, avec patience et agressivité, à battre en brèche l’exception d’une dévotion et d’un mode de vie africains où coexistaient les emprunts soufis, l’influence animiste et la reconnaissance du pluralisme vestimentaire et festif. Pour aboutir à un codex unifié et réduit à une essence perceptible de tous grâce au nivellement par le bas, les réformateurs réputaient illégitime, voire hérétique, les postures antérieures de piété. Avec la frayeur du châtiment céleste, ils intimaient, à leurs ouailles toujours maintenues en état d’anxiété sur le devenir post-mortem, le devoir de se conformer au modèle saoudien, sous peine de l’éternité dans le feu de Dieu (jahannama).

Le mythe de l’être islamique rectifié s’est érigé, jour après jour, en courant politique, d’abord fécondé d’une idéologie exogène à l’Afrique noire et porteuse, in fine, d’un projet d’assimilation, au mode de vie arabe, selon l’idéaltype conservateur des monarchies du Golfe Paradoxalement, la démarche conduit à un élitisme de l’extrême ; le croyant se voit enjoindre d’adopter un prétendu Islam des origines, de substance pure, dépouillé des marques d’acclimatation à l’Afrique. Cette disposition psychologique, qui découle d’un récit tronqué de la geste prophétique, légitime les salafistes à entreprendre et poursuivre le prosélytisme à tout va et la réislamisation agressive. Ainsi, le discours takfiri[2] et la prétention réformiste par le retour fantasmé dans le passé, ont tôt fait de créer, au sein de la communauté sunnite, malaise et discorde ; l’on se souvient des joutes et violences fratricides au sujet de la fameuse querelle sur la disposition des bras, durant la prière. Après y avoir dépensé des réserves de dogmatisme et de détestation réciproque, les imams concurrents et leurs émules durent se résoudre à accepter les deux gestuelles : ballants ou croisés, le mouvement des membres supérieurs n’influait en rien sur la validité de la dévotion.

Au cours de notre enquête à San Pedro, nous avons remarqué que le wahhabisme local est manifestement sensible aux discours communautaristes et identitaires. Cela crée une passerelle et une solidarité entre les groupes ethniques, qu’ils soient de même nationalité ou non. Ceux-ci vivent au rythme d’un panarabisme par la piété, uni dans la même perception de la vie comme passage éphémère vers l’éternité ; à force de répétition et de récitation, ils construisent un imaginaire de la panique et de l’espérance post-mortem, accessible aux foules, linéaire, expurgé de la complexité et réfractaire au doute. D’emblée, sans transition, ce processus de conditionnement mental produit de l’intolérance confessionnelle, quand il traite d’hérésie la moindre divergence et assigne, aux fidèles, le rôle de propager la foi.

  1. Evolution du discours et cheminement des acteurs

Notre enquête s’est déroulée en grande partie dans le quartier Bardo, perçu comme le nid d’un activisme différencié. Encore profondément marquée par le présupposé du quiétisme malékite traditionnel, la recherche sur le champ de l’Islam ivoirien, particulier à San Pedro, peine à prendre en compte l’évolution des discours sectaires et la mixité des itinéraires de nouveaux acteurs depuis près d’un ¼ de siècle. De toute évidence, sur le sujet, la littérature des spécialistes semble figée dans une grille de lecture binaire. Celle-ci conçoit, un Islam doux et débonnaire, plutôt marqué par les confréries soufies, comme bouclier contre l’extrémisme. Sans pour autant congédier une telle approche, il nous a paru utile d’en relativiser le postulat et les conclusions.  

Lors de notre enquête, nous nous sommes rendu compte que la dynamique en cours n’est perçue, dans toute sa complexité, par les autorités et la population. Le décalage transparait dans la réponse de personnes croisées, au hasard. Pour celles-ci, les tenues pachtounes tout en blanc, le niqab noir ou le port de la barbe sans la moustache ne constituent pas des éléments objectifs et probants pour suspecter une radicalisation. Elles ignorent, presque toutes, la matrice idéologique, sous-tendant le sectarisme diffusé dans des prêches, les lieux de recueillement et le cercle familial. Une majorité nette tient de tels actes et paroles, comme attestation du « vrai Islam », c’est-à-dire un retour à l’authenticité du 7ème siècle.

En revanche, de telles marques de distinction posent problème à plusieurs maîtres coraniques. Pour eux, le comportement asocial orienté par le wahhabisme, prédestine la ville de San Pedro à devenir, assez vite, un relai sociologique du jihad, un vivier de diffusion et de recrutement. Le risque est d’autant plus négligé que, dans les faits, peu d’orateurs de la nébuleuse salafiste  admettent officiellement le recours à la violence physique au nom de l’Islam. Ils affichent un gage de loyauté et de fidélité à l’Etat mais n’hésitent à promouvoir une vision de la société en totale contradiction avec le modèle de la république sociale : sur le rôle de la femme, ses facultés intellectuelles, son devoir de soumission, sa part à l’héritage, toute la rhétorique de leurs sermons contredit les lois de la Côte d’Ivoire et concourt à disséminer, parmi les croyants, le ressort d’une contestation future.

Entre le discours et le fait, il paraît essentiel de lever l’équivoque. Pour cela, il importe de remettre, au goût du jour, la stratégie de dissimulation des islamistes qui a précédé l’invasion de certains pays par des organisations terroristes. A bien des égards, la situation qui prévaut au Nord du Mali n’est pas apparue ex-nihilo. Elle a été précédée d’une intrusion insidieuse des idéologies extrémistes de la part d’associations ou de volontaires de la réislamisation, d’origine pakistanaise, égyptienne, mauritanienne, saoudienne, indienne, malaisienne, etc ; les escadrons civils de la da’wa[3] wa attabligh, aiguillés, à cette période, par Iyad Ag Aly, actuel chef d’une coalition terroriste au Sahel mais à l’époque bienfaiteur de la religion, sillonnaient la région et y semaient le germe d’une dogmatique intériorisée, pour ne pas dire socialisée. L’enseignement, toujours simplifié donc plus accessible aux moins instruits, rétrécissait la réalité vécue, en une conjonction catastrophique de causes : l’abandon du territoire par l’Etat mécréant et l’extension de la misère et de la corruption endémique, devenaient les deux facettes d’une même désobéissance à Allah.

A divers points de vue, la situation de San Pedro ne présente pas de différence avec le modus operandi observé au Nord Mali. En effet, des attaques verbales contre l’autorité politique sont courantes dans le milieu salafiste local. Ces interpellations recourent aux mêmes ingrédients tels « la corruption des élites », « la mécréance de l’Etat », la « faillite des gouvernants appliquant le programme de l’Occident ».  Sur les réseaux sociaux, en particulier Facebook et les messageries instantanées, ce sont autant de théories conspirationnistes qui fleurissent et se propagent dans les foyers. L’on y trouve l’attirail mental de tous les apprentis jihadistes : les illuminati, les sionistes, les francs-maçons et les Juifs mènent le monde à sa ruine, exploitent les faibles pour piller leurs ressources, expérimentent des virus mortels sur les peuples du tiers-monde ; ainsi mènent-ils la guerre de Satan contre l’unicité de Dieu. Dans ce délire aux ramifications infinies, le racisme anti-blanc et la contestation de l’ordre international croisent des variantes plus exotiques, comme le panafricanisme, le rejet du franc Cfa, l’aversion envers l’émancipation des femmes, le refus de la limitation des naissances ou la réprobation de la vente d’alcool.

Il y a lieu de l’admettre désormais, les postures, à motivation religieuse, contre l’Etat et ses politiques publiques, ressortissent  aux indicateurs de radicalisation. L’opinion ambiante d’insatisfaction sur la gestion du pays se mue progressivement en vox populi, autorisant l’intrication du politique et du sacré ; une femme vêtue en burqa noire sous un soleil de plomb, nous répondait à quelques pas de la mosquée Kanté. « Ils veulent détruire l’Islam. Nos dirigeants sont complices du complot contre l’Islam. Nous avons l’obligation de le défendre, même s’il faut y laisser la vie. C’est d’ailleurs ce qui a été demandé par Dieu ».

A un niveau moins conflictuel, dans le propos de plusieurs salafistes interrogés, tout indique, sous le couvert de pratique religieuse réinventée, le désir, vif et entretenu, de contrôler l’aire cultuelle, grâce au prosélytisme et à la réislamisation des musulmans, dits « égarés ». Deux thématiques reviennent: l’eschatologie et le jugement dernier, al’akhira wa al hissab. Le recours à ces notions débouche sur la formulation d’une norme, de l’ordre du temporel : en se servant d’une présumée carence structurelle du gouvernement de la Cote d’Ivoire, ils s’emploient à irriguer le front social de l’évidence comparative, la rendre limpide ; la limite de l’intelligence humaine, face à l’ordre de Dieu, induit la supériorité de la Chariaa. La trajectoire est bien connue qui permet de poser les jalons d’une remise en question graduelle de la forme républicaine de l’Etat. A San Pedro, du moins dans les rangs du milieu salafiste, ce genre d’idée n’agite pas seulement les mosquées, mais aussi des hangars de marchés et les cafétérias dans le quartier Bardo.

III. Le socle favorable à l’émergence de l’extrémisme

  1. Des itinéraires de contestation en hausse

La matrice d’encadrement idéologique et pratique des salafistes dans la ville repose sur trois socles : la solidarité panislamique, la rectification anti-malékite et l’impérialisme de l’Occident.

  1. La première attitude consiste à s’approprier toutes les causes dans le monde, considérées comme islamiques ou islamisées par ceux qui les portent, de manière à prôner une solidarité mécanique envers les frères opprimés, au point d’en faire une obligation religieuse, exigeant tous les sacrifices y compris celui de sa propre vie. Un groupuscule d’individus hétéroclites, pour la plupart rencontrés aux confins du Bardo, exprime des déclarations explicitement versées dans la justification de la violence et inspirées par l’internationalisme de la foi. L’un des adjoints de l’Imam de la grande mosquée sunnite (Kanté) prêchait avec entrain au milieu des maîtres coraniques dont certains lui signifiaient leur désaccord[4]. Dans l’un de ses sermons, il expliquait et approuvait des actes terroristes – dans la sous-région et ailleurs – avant d’être rappelé à l’ordre par ses coreligionnaires[5].
  2. La contestation de l’école Malékite qui domine l’Islam en Afrique de l’Ouest et au Maghreb, atteste la réfutation de toute religiosité distincte de la rigueur puritaine du wahhabisme. L’attitude de dissidence consiste à déconsidérer et traiter les autres musulmans en une hérésie « détournée du droit chemin », qu’il convient de rétablir, même par la force. Mieux encore, certaines personnes interrogées dans le cadre de l’enquête, prétendent juste de soumettre, aux exigences de « l’Islam vrai », les non-musulmans et ce, sous peine de perdre sa propre foi ; des propos recueillis auprès d’un groupe de femmes de nationalités malienne et guinéenne qui se rendaient au marché, révèlent l’ampleur du lavage de cerveau et la profondeur de son ancrage : « Nos sœurs qui n’ont pas encore compris le bien-fondé du port de la burqa sont encore dans la mécréance. Elles exhibent, exposent leurs corps aux hommes, alors que Dieu l’a interdit. Nous pensons qu’elles ne sont pas musulmanes. L’Islam a interdit cela. Chaque jour, nous sensibilisons nos camarades, afin de leur éviter l’enfer, au jour de la résurrection ».

Dans les récits d’interlocuteurs d’obédience wahhabite, il est possible de percevoir un clivage qui rythme la vie des habitants de San Pedro, d’un quartier à l’autre. La différence s’exprime au travers d’une terminologie nouvelle, entre darl-al-kufr[6] et dar-al-islam[7]. Le premier vocable désigne la « cité de ma mécréance », un lieu de vice et de perdition. Pour les islamistes, un tel espace incarne le « domaine de l’impureté, de la souillure ». Il est habité par «  les ennemis de l’Islam[8] ». Le second terme spécifie le Bardo, ainsi rebaptisé foyer d’auto-valorisation morale, d’ostentation dans la piété et de revendication d’un ordre social davantage soumis au vouloir de Dieu.

Les partisans de discours takfiri, excluant d’autres musulmans sous le chantage de l’enfer, constitue, à terme indécis, un indicateur psychologique, voire anthropique d’un passage à la violence terroriste ; peu importe le lieu éventuel de l’attentat, la zone de San Pedro trahit une prédisposition manifeste à favoriser la radicalisation à l’intérieur d’une démographie spécifique. Pour des islamistes à visée salafiste, les fidèles malékites sont des mushrikine[9], qu’il importe de ramener sur le droit chemin, celui de l’appartenance à une communauté des élus, en phase avec son créateur et désintéressée de la vie d’ici-bas.

  1. La tromperie envers l’Etat

Ostensiblement, l’Etat ivoirien n’a pas assez saisi les enjeux liés à une telle situation parce qu’il tarde à intégrer la dimension du religieux dans le cadre global d’une politique de sécurité ou d’une stratégie de prévention.  Bien au contraire, il parait céder, par méconnaissance, paresse ou négligence, à l’agenda, pas toujours déclaré, des salafistes. L’un des dévoiements les plus étonnants réside dans l’orientation d’élèves vers des établissements confessionnels d’obédience wahhabite. Sans avoir mené des enquêtes en amont sur le contenu de l’enseignement, le degré de mixité des sexes et le financement de l’école, la décision du ministère de l’Education nationale repose sur une lecture biaisée des objectifs du développement ; au lieu d’associer la vigilance au lien potentiel mais aussi empirique entre extrémisme religieux et violence, la vision officielle se concentre plutôt sur les indicateurs quantitatifs d’alphabétisation et d’accès à l’emploi ; suivant une déformation économiciste, la planification scolaire suppose, bien à tort, que l’enseignement du salafisme à des milliers d’enfants et d’adolescents, finit, quand même, par  se rendre soluble dans le dessein rationnel de l’émergence.

A San-Pedro, ce genre de choix est révélateur d’un défaut de connaissance et de veille stratégiques, susceptible à court à terme, d’entraîner une remise en question de la laïcité, voire faciliter la confessionnalisation du pays. Pareille hybridation du système éducatif actuel va générer, dans les années à venir – si ce n’est pas déjà le cas – une fracture intellectuelle qu’il serait imprudent de minimiser ; d’elle résulterait, tôt ou tard, une socialisation de rupture morale, entre des citoyens, à l’intérieur d’un même pays. La fragilité n’échapperait longtemps à la récupération par les réseaux extrémistes transnationaux, qui infestent la sous-région et y muent avec célérité. L’école représente le creuset du vivre-ensemble, de la cohésion et de la paix; avec la prise en charge de l’enseignement de base et le contrôles des stades ultérieurs, l’éducation nationale rassemble les citoyens autour de valeurs où se forge l’identité de destin, telles le droit de  changer les institutions et de choisir ses dirigeants, le vote des lois, la protection de la sphère privée, la république, le pluralisme, l’arbitrage des contentieux par une justice terrestre, indépendante et non figée et, surtout le droit de ne pas avoir de religion. Le cas de San Pedro prouve que le danger d’une dilution insensible du sentiment d’adhésion à la démocratie et aux droits humains, proviendrait de l’aliénation du système éducatif par l’Etat lui-même.  

Dans la ville, le péril rampant transparait tout de même au lycée confessionnel « dar el hadith », mitoyen à la grande mosquée sunnite (Kanté). L’établissement – l’enquête le démontrait assez vite –  est la référence locale du salafisme. En réalité, la rigidité de l’enseignement et sa nocivité sur de jeunes consciences en formation, s’apprécie dans  l’analyse des dogmes inculqués aux élèves, à commencer par la séparation des deux sexes. En l’espèce, les dirigeants ne transigent pas sur la prohibition des vêtements exigés dans les établissements laïcs. Le personnel d’encadrement exige le port du voile intégral ou de tout autre habit ample qui occulte la féminité et ses formes. L’intransigeance sur ce chapitre a été observée ; il est commandé, aux jeunes, filles et garçons, l’impureté initiale du corps de la femme, dont proviendrait le malheur de l’humanité, conformément à la parabole du péché originel. Il convient donc qu’une fille de bonne vertu se mette toujours à l’abri d’un bouclier textile, pour éviter d’exercer son attirance sexuelle sur les hommes. Ainsi, il faut lui imposer le port de la burqa, afin de mieux neutraliser son « occidentalisation », c’est-à-dire sa scolarisation, prélude à l’autonomie personnelle. En 2016-2017, l’exigence de la mise stricte   empêchait plusieurs dizaines d’élèves, parmi les 200 écoliers orientés par le ministère de l’Education nationale, de continuer leurs cursus scolaire dans de telles conditions.

III. Du malentendu à l’inaction

  1. La difficulté d’un éveil

La « transnationalité » des acteurs religieux, l’immigration sahélienne qui s’accentue et la promesse de prospérité individuelle par l’adhésion à l’internationale salafiste, servent et accélèrent l’implantation, en Côte d’Ivoire forestière, d’un mouvement de négation de la diversité confessionnelle du pays, de ses institutions et de son modèle de tolérance. Sur fond de légitimation selon le sacré, des discours contestataires apparaissent parmi les musulmans de plusieurs localités, San Pedro comprise. Le phénomène, en progression constante quoique assez discrète, fragilise la paix civile et compromet l’avenir de la cohésion, à la fois entre ivoiriens et avec les immigrés. La proposition quiétiste et pacifique dans l’islam de Côte d’Ivoire s’estompe suite à sa fragmentation, sous l’influence de financements en provenance de l’Orient arabe ; même s’il ne promeut encore le recours à la violence pour s’imposer, le salafisme ivoirien tend à la radicalité sociale ; s’il demeure minoritaire, à l’image de San Pedro, la hausse ininterrompue de son influence, commande, cependant, de commencer à en circonscrire la portée, sur l’ensemble du territoire.

La nature du danger requiert une expertise pluridisciplinaire, non seulement de l’ordre de la sécurité opérationnelle. Elle doit prendre en compte les aspects géopolitiques, le rapport à l’économie et à l’espace de même que la mécanique d’insémination performante de cette propagande, sur le substrat local de la misère, notamment la surnatalité, le chômage et l’arabisation du mode de vie de certaines franges de la population.

A cet égard, il parait utile et d’une relative urgence, de réunir des professionnels, de légitimité académique ou empirique, acquises durant de longues années de terrain, des parcours intellectuels et personnels variés, des méthodologies et des convictions diverses. Le souci de l’approche multidimensionnelle recoupe le scrupule d’une stratégie de de prévention adaptée, à la fois, aux réalités et contraintes mais surtout à une éthique du régime politique, qui doit être préservé, à tout prix, en l’occurrence l’état de laïcité.

Les postures martiales ou opérationnelles ont peu de prise sur la puissance et la passion qui façonnent l’univers de sens chez l’extrémiste religieux. La nécessité d’objectiver l’intelligence du processus de radicalisation et son rapport à une réalité sensible découle d’un impératif de construire des concepts et des outils de riposte, en phase avec l’extension rapide du champ de l’étude.

Dans la plupart des pays alentour, les acteurs et les professionnels de la sécurité ont été formés à la méthode opérationnelle. En l’espèce, la montée de l’idéologie salafiste semble méconnue des autorités sécuritaires, notamment de leur démembrement à l’intérieur du pays. En effet, celles-ci se sont habituées à bâti leurs calculs devant l’adversité, sur des attitudes et comportements de réaction, point d’anticipation.

  1. Des solutions à faible coût

Ce genre d’alerte s’avère insuffisant face à des auteurs structurés, déterminés, dénués de biens à perdre ici-bas, s’inscrivant parfois dans une temporalité dormante mais toujours certains de mourir en martyrs. D’après ses promoteurs, l’adhésion à l’identité radicale résulte du devoir d’obéissance à Dieu ; ainsi, elle constitue le nœud d’une divergence mortifère qui n’est pas forcément liée à la transgression d’une loi. Le procédé de police et de justice qui consiste à ne traiter que l’individu en phase de passage à l’acte – imminent ou accompli –  interdit de cerner efficacement le spectre élargi de la dépersonnalisation ; ce dernier est comparable à la résilience spectrale du caméléon, tant le capital de nuances s’avère riche et d’avatars prompts. Par conséquent, toute doctrine de prévention doit s’appuyer sur une base de données réactualisée sans répit, pour dégager, remettre en question, performer et restructurer, toujours, des scénarii d’intervention en amont.

A l’instar de nombreuses villes du pays, la situation de San Pedro dénude la déshérence de l’autorité religieuse en Côte d’Ivoire. La situation sur la totalité du territoire demande une vision holistique, qui transcende et annihile les pudeurs, les susceptibilités et les préférences subjectives, au profit d’une pleine conscience du risque encouru. Parce qu’il s’agit de foi absolue, de mort et de destruction, conséquence d’un contentieux séculaire à l’intérieur d’une seule et même religion, il serait vain de prétendre au succès sans prendre le risque d’une dose de stigmatisation. L’utilisation de l’Islam à des fins de pouvoir, de contrôle de l’espace ou d’acquisition de la richesse, place certains musulmans en accusation, partout. Pour limiter l’impact dans l’énoncé d’une vérité qui gêne ou blesse, il appartient à l’Etat, notamment ses services d’intelligence et de veille, d’œuvrer à unir les obédiences sunnites de Côte d’Ivoire, autour de la défense – visible et franche – de la laïcité, de la démocratie, de la diversité culturelle et de la paix ; d’ailleurs, sur un telle voie, les arguments religieux ne manquent, dans le Coran et la Sunna. Cependant, l’objectif, pour l’heure, paraît hors de portée, au regard des enjeux financiers, donc de la bataille de leadership et de préséance entre les figures de proue de l’Islam ivoirien. Comme ailleurs sur terre, celle-ci s’aggravera, au fil des ambitions et parcours personnels. La politisation des religions précipiterait le pays dans l’engrenage certain du délitement.

Abidjan, juillet 2018

Lassina DIARRA, spécialiste de l’islamisme en Afrique subsaharienne francophone

Publications :

La CEDEAO face au terrorisme transnational : mécanismes et stratégies, L’Harmattan 2016   

Terrorisme: Man foyer de radicalisation en Côte d’Ivoire ? entre migration, ethnicité et ambition de conquête  Centre 4S

[1] La Grande discorde. Religion et politique dans l’islam des origines. Hichem Djaït Gallimard, Paris, 1989, 422 pages.

[2] Parole consistant à excommunier, par avis argumenté ou Fatwa, un  musulman déclaré impie. Compte tenu des conséquences, le théologien austro-palestinien Adnan Ibrahim, n’hésite à affirmer : « qui t’excommunie te tue ». En effet, dans bien des pays, un apostat s’expose à la peine capitale, laquelle peut être exécutée par zèle, dans la rue, en vertu  d’une détermination personnelle à appliquer la loi de Dieu.

[3] Appel à embrasser l’Islam et en faire parvenir le message

[4] Entretien de l’auteur avec un maître coranique au quartier Bardo le 16 novembre 2017

[5] Op.Cit

[6]  Domaine d’impiété.

[7] Ensemble géopolitique considéré comme territoire musulman. Il est gouverné par un musulman et les lois privées sont encadrées par la charia.

[8] L’expression revient dans toutes les conversations et scande le raisonnement, comme un automatisme de langage.

[9] Pluriel de mushrik, mot arabe, pour désigner des personnes qui associent une autre divinité à Dieu l’unique. Il peut s’agir, par exemple des sculpteurs, des peintres, des adorateurs  l’eau, du feu, des fétiches, d’un arbre ou de tout autre élément de la nature. Cependant, il paraît essentiel de relever la nuance. Ici, le vocable désigne  tous ceux qui recourent aux vertus du Coran ou de la Sunna ou des traditions, soit pour prédire, soit pour guérir. Les islamistes en ont fait toute une doctrine, visant à stigmatiser ces pratiques et les ranger dans le rayon d’un crime punissable de mort.

Auteur : Lassina DIARRA

Source : Lassina DIARRA

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