Jacques Chirac : Gbagbo Avait Un Caractère Tortueux Et Manipulateur

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« J’ai toujours considéré que nous avions vis-à-vis de l’Afrique un devoir particulier de solidarité, en raison non seulement de notre histoire commune, mais aussi de tous ce que ce peuple a apporté à l’histoire de l’humanité. En quelques décennies, grâce à quelque hommes d’exceptions comme Sanghor, Diouf et Mandela, le continent africain a fourni au reste du monde des exemples admirables de courage, de sagesse et de dignité. J’y ai vu autant de signes encourageants de la volonté de ce continent de prendre en main sa destinée et de sortir du piège de la dépendance et de l’assistanat, pour mieux répondre aux besoins de sa population. C’est précisément cet effort que ns avons désormais le devoir de soutenir et d’accompagner, en modifiant profondément le codes et les orientations de notre relation avec les États africains, et notamment ceux auxquels ns unissent les liens les plus anciens. C’est la raison pour laquelle j’ai si douloureusement ressenti l’incroyable dérive politique dans laquelle s’est enfoncé, à partir de 2002, un pays aussi paisible et prospère que l’a été la Cote d’Ivoire pendant près de 25 ans sous l’autorité de Félix Houphouët Boigny, pays condamné après lui, par la faute de ses successeurs, à l’instabilité et aux affrontements interethniques, avant de basculer dans une guerre civile effroyable.

Héritier politique du père de la nation ivoirienne, le nouveau président Henry Konan Bedié, est loin de s’être montré aussi habile et exigeant que son prédécesseur dans l’exercice du pouvoir et la conduite de son peuple. C’est en toute amitié que je l’ai mis en garde à plusieurs reprises contre certaines maladresses, à commencer par celle, lourde de conséquences, de s’être fait réélire en 1995 après avoir empêché son principale rival, Alassane Ouattara, de se présenter. En contestant abusivement sa nationalité, il mettait du coup au ban de la nation ses partisans, la plupart issus du nord du pays et majoritairement musulmans, au profit des populations du sud, majoritairement chrétiennes.

En décembre 1999, Henry Konan Bedié est renversé par un coup d’Etat militaire, aussitôt condamné par la France qui s’est néanmoins bornée, constatant l’isolement politique du président déchu, à organiser son évaluation et celle de ses proches. Ayant agi officiellement pour rétablir la démocratie dans son pays, le général Guei, à l’origine du putsch, organise, comme il s’y était engagé, l’élection présidentielle prévue en l’an 2000. Mais après avoir écarté à son tour, sous le même prétexte, non seulement Alassane Ouattara, mais aussi Henry Konan Bedié, il reste seul en piste face au candidat socialiste, Laurent Gbagbo. Ce dernier, bien qu’arrivé en tête, voit sa victoire contestée par son adversaire, qui s’autoproclame président, puis se voit contraint de s’effacer dans les jours suivants. Laurent Gbagbo prête serment en octobre 2000. Deux ans plus tard, le 29 septembre 2002, une nouvelle mutinerie éclate dans le nord du pays. Les rebelles échouent à s’emparer d’Abidjan après une bataille sanglante, mais parviennent à prendre le contrôle de Bouaké et d’une partie de leur région d’origine. 

Le 22 septembre, j’ordonne à nos troupes déjà présentes sur place d’intervenir pour protéger nos ressortissants et ceux des autres pays occidentaux, américains notamment. Considérant les autorités issues des urnes comme seules légitimes et soucieux d’éviter toute aggravation de la situation dont les conséquences pourraient être catastrophiques, je décide en même temps d’interposer nos force a hauteur de Yamoussoukro, capitale politique du pays et ville emblématique de la Cote d’Ivoire de Félix Houphouët Boigny. C’est le début de l’opération « Licorne ». Le 22 octobre, un accord de cessez-le-feu est signé entre les insurgés et le pouvoir légal à l’instigation de la CEDEAO. Laurent Gbagbo m’écrit le même jour pour m’informer de l’accord qui vient d’être scellé et par lequel les mutins se déclarent prêts à engager le dialogue avec le gouvernement.

En vue de faire respecter cet accord, le président ivoirien « sollicite l’aimable et urgente contribution des forces française à Abidjan ». Cette contribution, m’écrit-il, devrait se traduire par la présence de vos forces dans les localités déclarées zones de guerre par le gouvernement et leur déploiement dans les villes occupées. Leur présence permettra d’assurer la surveillance de l’application effective par les mutins et par le gouvernement de l’accord portant cessation des hostilités, ainsi que le ravitaillement normal et la reprise des activités socio-économiques dans toutes les localités. Je sais, conclut-il, que l’aide de la France qui n’a jamais fait défaut à mon pays lui sera encore une fois acquise dans cette épreuve. »

Cette lettre ne me dit rien qui vaille, connaissant le caractère tortueux et manipulateur de son signataire, lequel, pour tout dire, ne m’a jamais inspiré grande confiance. Si la France doit intervenir en faveur d’une pacification du pays, au-delà de sa mission actuelle, ça ne saurait être ni de sa propre initiative ni même à la demande expresse d’un chef d’Etat susceptible de nous accuser après coup d’ingérence, mais avec l’accord du Conseil de Sécurité et sous le seul mandat des Nations Unis. Mon seul objectif dans l’immédiat est de favoriser en Cote d’Ivoire une réconciliation dont curieusement Laurent Gbagbo ne parle en aucun moment dans son message, si non pour rappeler l’engagement des insurgés à dialoguer avec lui, comme s’il ne se sentait pas lui-même tenu de le faire.

Au début de janvier 2003, les affrontements reprennent, suite au bombardement meurtrier par les forces loyalistes d’un village situé dans la zone adverse. Dominique de Villepin se rend alors en Cote d’Ivoire en vue de négocier la conclusion d’un nouveau cessez-le-feu. La méfiance est à son comble du coté rebelles, qui refusent désormais de se fier à la parole du président Gbagbo, tandis que ce dernier, non sans réticence, finit par s’engager à « s’abstenir de tout acte de guerre sur tous les fronts ». Mais l’accueil hostile réservé par ses partisans à Dominique de Villepin, qui restera bloqué pendant près d’une heure dans la résidence de l’ambassadeur de France, avant d’être « délivré » par le chef d’Etat en personne, suffit a relever son double jeu. Lorsque je l’ai joint au téléphone dès que j’ai appris ces incidents, Dominique de Villepin m’a d’ailleurs confirmé qu’ils n’avaient rien à ses yeux de « spontané ».

Dans ces conditions, pour tenter de sortir de la crise, la France prend l’initiative de réunir le 15 janvier a Marcoussis, banlieue parisienne, les représentants des principaux partis politiques ivoiriens. Une semaine plus tard, la conférence débouche sur un accord entre tous les participants, qui prévoit simultanément le maintien au pouvoir du chef de l’Etat en exercice et la mise en place d’un gouvernement d’union nationale intégrant des représentants de la rébellion. Laurent Gbagbo, qui n’a pas souhaité participer directement aux négociations et ne signera jamais cet accord tout en s’engageant plus tard publiquement à le respecter, vient néanmoins à Paris pour me rencontrer le 24 janvier, date de la fin de la conférence de Marcoussis.

Je le reçois à l’Élysée et retire une impression plus que mitigée de notre entretien. L’homme est comme toujours enveloppant de chaleur et de cordialité, mais sa franchise ne me paraît pas garantie. « Tout est négociable sauf le président! » m’a-t-il prévenu au téléphone avant son arrivée. J’essaie de lui faire comprendre que Marcoussis est sans doute sa seule chance de survie politique et qu’il peut sauver la face et même sortir « par le haut » en exprimant, au nom de l’intérêt supérieur de son pays, sa libre adhésion au plan de réconciliation qui vient d’être obtenu. Il acquiesce, puis, à son retour en Cote d’Ivoire, s’empresse de proclamer que je lui ai, en réalité, forcé la main, en lui imposant un compromis indépendant de sa volonté. La suite est connue: grâce a la sage résolution de son 1er ministre, Seydou Diarra, des progrès seront obtenus sur la voie d’un règlement pacifique du conflit ivoirien, progrès que le chef de l’Etat s’appliquera de son coté à saboter minutieusement.

Le 4 avril 2004, il est acquis que la mission de pacification engagée par la France, dans le cadre de l’opération Licorne, s’effectuera désormais, comme je le souhaitais et ai tout fait pour l’obtenir, aux côtés d’un contingent de l’ONU que la France a reçu mission de soutenir. Mais il apparaît de plus en plus clairement à cette date que Laurent Gbagbo est prêt à tout mettre en œuvre, jusqu’à une reprise des hostilités, pour éviter l’élection présidentielle fixée en octobre 2005 qu’il n’est pas sûr de remporter. Celle-ci sera de fait reportée à sa seule initiative à une date indéterminée. Entre-temps, et malgré les mises en garde extrêmement fermes que je lui ai adressé par téléphone, Laurent Gbagbo décide, en octobre 2004 de reprendre l’offensive contre le camp adverse, résolu de son côté à en découdre avec un pouvoir qui ne respecte pas ses engagements.

Le 6 novembre, l’aviation ivoirienne bombarde, prétendument par erreur, la base française de Bouaké, faisant 9 morts et 37 blessés parmi nos soldats, j’ordonne aussitôt à la force Licorne de riposter en détruisant la totalité des avions de chasse ivoiriens, et en s’emparant de l’aéroport d’Abidjan, afin d’empêcher toute nouvelle agression du même genre. Des manifestations hostiles à la France éclatent simultanément dans la capitale sous l’impulsion des « jeunes patriotes » à la solde du pouvoir.

Dès lors, je ne verrai plus d’autres issues au drame ivoirien que le départ du principal fauteur de troubles, en espérant que son peuple soit en mesure de l’obtenir le plus rapidement possible. Ce qui n’est évidemment pas garanti, compte tenu du probable acharnement de Laurent Gbagbo à se maintenir en place quel qu’en soit le prix, celui d’une guerre civile y compris. »

 

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