IBK : De La Sorbonne Au Palais Présidentiel

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Il a été long le chemin qui a mené Ibrahim Boubacar Keïta au sommet de l’État. Rencontre avec celui qui va prêter serment ce 4 septembre, un homme complexe, aussi à l’aise sur les bancs de la Sorbonne que sur les dunes de Gao, et qui manie les expressions latines et le bambara avec une égale habileté.

Que se sont-ils dit, les deux vieux camarades, quand Alpha Condé a appelé son cadet, Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), pour le féliciter ? C’était le 13 août, deux jours après le second tour de l’élection présidentielle au Mali remportée haut la main (77,6 % des suffrages) par « Kankeletigui », « l’homme qui n’a qu’une parole » en bambara. Ont-ils ressassé leurs souvenirs, ces soirées qu’ils passaient ensemble dans les foyers d’accueil de Paris à défendre les droits des immigrés et à rêver d’une Afrique enfin libérée du joug néocolonial et des bruits de bottes ? Se sont-ils souvenus de ce congrès du Parti socialiste qui s’était tenu il y a seize ans au bout du bout de la Bretagne, à Brest, et qui, au regard de l’Histoire, s’apparente désormais à une répétition prématurée et virtuelle d’un sommet de chefs d’État ouest-africains ?

Il y avait là, outre les deux compères et François Hollande, fraîchement élu à la tête du parti, l’Ivoirien Laurent Gbagbo et le Nigérien Mahamadou Issoufou… À l’époque, le camarade Alpha s’était plaint : pourquoi diable IBK recevait-il tous les honneurs ? C’est le camarade Laurent qui l’avait amicalement remis à sa place : « T’as qu’à devenir quelqu’un chez toi ! » IBK était alors Premier ministre, Condé un indécrottable opposant, plus coutumier des geôles de la Guinée que de ses palais.

Un homme à poigne que le Mali attend

Le Malien a été le premier à toucher du doigt le pouvoir. Conseiller diplomatique du président Alpha Oumar Konaré en 1992, puis ministre des Affaires étrangères, et enfin Premier ministre en 1994. Pourtant, il aura été le dernier à obtenir l’onction du peuple. A-t-il évoqué, avec son aîné, ce curieux destin qui a vu ces quatre amis, l’un après l’autre et selon un schéma quasi similaire, accéder à la fonction suprême à l’issue d’un coup d’État militaire, d’une période de transition et d’un scrutin relativement libre ? Gbagbo en 2000, Condé en 2010, Issoufou en 2011, Keïta en 2013. « C’est assez incroyable ce qui leur arrive, s’enthousiasme un universitaire français qui les connaît bien. Pendant des années, ils se sont battus contre des dictatures. Leur persévérance a fini par payer ! »

Leur persévérance, et, il faut bien le dire, un coup de pouce du destin. C’est admis jusque dans son proche entourage : IBK n’aurait peut-être jamais été le maître de Koulouba (le palais présidentiel) si une poignée de sous-officiers n’avaient pris le pouvoir en mars 2012 et si, dans la foulée, le Nord n’était tombé sous la férule des islamistes armés. L’aurait-il emporté si l’élection avait eu lieu, comme prévu, en 2012 ? Rien n’est moins sûr. Les favoris avaient alors pour nom Soumaïla Cissé et Dioncounda Traoré. À cette époque, le Mali se cherchait un simple successeur au président Amadou Toumani Touré (ATT). Pas forcément un clone, mais un homme qui, comme lui, aurait su préserver le consensus politique qui a longtemps fait la renommée du pays à l’extérieur, mais qui n’était en fait qu’un cache-misère. Quinze mois, un putsch, des mains coupées et une guerre plus tard, c’est un homme de rupture, un homme à poigne que le Mali attend. Un sauveur !

Tout au long de la campagne, IBK a dit les mots que les Maliens voulaient entendre : « fierté », « unité », « patrie ». Les communicants de Voodoo, venus de Côte d’Ivoire à la demande expresse d’Alassane Ouattara, ont fait le reste. Des affiches efficaces où il apparaît tantôt en papy débonnaire entouré de gamins souriants, tantôt en capitaine résolu, le regard grave porté sur l’horizon. Des messages simples où il est question d’honneur et de bonheur. Et un retour vers le passé savamment orchestré : aujourd’hui, même les Maliens âgés de 30 ans semblent avoir vécu les premiers pas de la démocratie malienne. Certains n’avaient pas encore été circoncis, mais ils sont capables d’affirmer qu’en ce temps « c’est IBK qui a remis de l’ordre dans le pays ».

Ce n’est pas faux. 1994 : Alpha Oumar Konaré, élu deux ans plus tôt, a toutes les peines du monde à canaliser les tensions qui minent le pays. Dans le Nord, la rébellion touarègue n’en finit pas. Les troufions sont à bout de nerfs et les étudiants sont dans la rue. Pour se rendre au palais, les ministres doivent emprunter, selon l’expression d’IBK, « des voies buissonnières ». « C’était l’anarchie, se souvient le procureur général près la cour d’appel de Bamako, Daniel Tessougué. Tout le monde pensait que Konaré allait tomber. Il venait d’user deux Premiers ministres en moins de deux ans. Et IBK est arrivé. »

Un homme de gauche, qui se dit moderne

À peine nommé, il rend visite aux soldats et leur promet une loi de programmation militaire, qui verra le jour quelques mois plus tard. Ils ne l’oublieront jamais. En 2002, IBK, candidat pour la première fois à l’élection présidentielle, avait battu ATT dans son propre camp militaire. En 2012, les putschistes lui ont quasiment fait allégeance, et, cette année, il a fait un carton dans les casernes.

IBK s’occupe ensuite du Nord, y trouve une paix précaire. Son image d’homme à poigne est faite, même si certains de ses ministres de l’époque la remettent en question – « c’est le président qui décidait, lui ne faisait qu’exécuter », dit l’un d’eux. Il la parachèvera, lui l’activiste de gauche qui fut responsable, à Paris, de la section malienne de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (Feanf, alors présidée par Alpha Condé), en matant les étudiants grévistes. Matraque et prison pour les meneurs. Reniement de ses luttes passées ? « Non, rétorque-t-il, presque outré par la question. Il faut savoir faire respecter le droit. La gauche, ce n’est pas la pagaille. » Aujourd’hui encore, il se dit « socialiste », ou plutôt « social-démocrate ». « C’est un vrai homme de gauche, mais il n’est pas sectaire », souligne son ami français. Pour preuve : il fut très proche de Gnassingbé Eyadéma et d’Omar Bongo Ondimba, et, aujourd’hui, il soigne ses relations avec le nouveau président gabonais, Ali, et avec le Congolais Denis Sassou Nguesso.

IBK se définit aussi comme un « musulman cartésien », « en phase avec son siècle ». Lequel au juste ? La question est permise, pour un homme que l’on surprend souvent à employer des expressions latines et à parler au passé simple, qui admet, après avoir évoqué des « comptes d’apothicaire » dans une conférence de presse, que son « vieux français peut paraître bizarre », et qui, durant la campagne, a régulièrement convoqué de Gaulle et Churchill.

Ancien employé d’une ONG

C’est vrai qu’il parle comme un livre et que sa bibliothèque, dans son bureau où trônent des portraits de lui avec Alpha Condé, Abdou Diouf et Eyadéma, déborde de classiques. C’est vrai aussi qu’il aime écouter Pavarotti et qu’il est capable de parler des oeuvres de Milan Kundera jusque sur les dunes de Gao. Mais il prend ombrage de cette image d’intellectuel un rien « vieille France » qui lui colle à la peau. Il lui arrive aussi d’écouter de la musique malienne, et s’il s’est longtemps délecté d’un verre de vin français et d’un cigare, son entourage jure que ce n’est plus le cas. « IBK, un « bounty » ? Pas du tout ! s’amuse un ami. Je dis souvent qu’il est même trop malien parfois ! Regardez comment il est prisonnier du système social malien. Quand tu es son cadet, tu es son cadet. Quand tu es son aîné, tu es son aîné. Il ne sort jamais de ce schéma. C’en est presque étonnant pour quelqu’un qui a passé autant de temps en France. »

Un quart de siècle, précisément. La première rencontre de ce Malinké avec la France intervient d’abord… chez lui, à Sikasso, où il a vu le jour en 1945. Son père, qui a fait l’école normale William-Ponty au Sénégal, est fondé de pouvoir au Trésor public. Les Blancs, le petit Keïta les côtoie de si près que certains de ses camarades le considèrent presque comme l’un des leurs. Puis il découvre Paris à l’âge de 13 ans, après avoir remporté le concours général du Soudan français. Direction le prestigieux lycée Janson-de-Sailly. De ce premier contact, il a gardé une odeur (celle des croissants chauds) et un regret : un an plus tard, sa grand-mère, qui ne veut pas qu’il devienne un « petit Blanc », le contraint à rentrer au pays. Sa deuxième incursion en terre française sera plus longue. Études de lettres et militantisme à la Sorbonne. Petits boulots pour les financer. Il gagne des amis, dont Condé et Gbagbo. Et des ennemis, en s’engageant contre le régime de Moussa Traoré. Puis il donne des cours à l’université – à Tolbiac notamment, foyer d’agitation.

Mais de l’effervescence parisienne, IBK parle peu. La période « la plus palpitante » de sa vie, assure-t-il, est celle qui a suivi son retour au Mali, à l’âge de 41 ans. Là, il découvre un pays dont il ne mesurait pas l’état d’abandon : le Nord. Embauché par une ONG, Terre des hommes, il a pour mission de conduire un programme de sécurité alimentaire dans la région de Bourem, dans la boucle du Niger. Cet urbain pur sucre découvre un nouveau monde : il dort chez l’habitant, discute pendant des heures avec des paysans, s’embourbe dans le sable. Un ami éphémère, qui a passé à ses côtés quelques nuits dans le désert, se souvient d’un « fringant humanitaire qui fatiguait beaucoup l’administration ». Admiratif, cet ami, qu’IBK eut à traiter de Proudhon lorsqu’ils avaient des divergences, se demande « combien de Bamakois auraient accepté de vivre dans de telles conditions à l’époque ».

La suite est plus connue. De retour à Bamako, IBK se rapproche de l’Alliance pour la démocratie au Mali (Adema) et de Konaré, qui en fait très vite l’un de ses lieutenants, puis son Premier ministre pendant six ans – un record. Il y gagne cette image d’homme à poigne, limite psychorigide, qui ne tolère pas qu’un de ses ministres torture la langue de Molière et n’hésite pas à refaire le noeud de cravate de ses collaborateurs. Mais il hérite aussi d’une réputation de dilettante qui se lève tard et qui vit comme un pacha. Le président roule en Peugeot, lui en Mercedes. Vénal ? Même ses adversaires politiques ne lui font pas ce mauvais procès. « Il a des défauts. Mais c’est un type généreux, confie l’un de ses anciens ministres qui a soutenu Soumaïla Cissé. C’est un homme de bien. »

Il renonce à la primature en 2000 pour briguer la présidence. IBK, qui a compris que Konaré ne le soutiendrait pas (aujourd’hui encore, les deux hommes ne se parlent pratiquement pas), finit aussi par quitter le parti. Il créé le Rassemblement pour le Mali (RPM), se présente à la présidentielle de 2002, finit troisième (il crie à la fraude), soutient ATT au second tour, et prend sa revanche en gagnant les législatives. Il présidera l’Assemblée nationale pendant cinq ans. En 2006, premier jalon vers la rupture avec ATT, il s’oppose aux accords d’Alger censés mettre fin à une nouvelle rébellion touarègue. Ce rejet « a été un moment pénible, car il a été interprété comme une volonté de casser du Touareg », disait-il en 2007. Savait-il qu’il lui rapporterait, six ans plus tard, louanges et bulletins de vote ?

Un homme ambigu

En 2007, IBK est le seul poids lourd à se présenter contre ATT. Nouvel échec. Un autre désert s’ouvre devant lui. Il redevient simple député. Son parti perd la plupart de ses sièges à l’Assemblée. Dans la démocratie consensuelle made in ATT, il joue un rôle mineur… et ambigu. Côté pile, il fait comme tous les autres : il compte un ministre dans le gouvernement et affirme vouloir « travailler côte à côte » avec le président. Côté face, il se fait le pourfendeur d’un système qui « n’a rien à envier aux pires dictatures » et d’un président qui, par son « régionalisme outrancier », représente « une menace démocratique ».

À vrai dire, les ambiguïtés se bousculent autour de ce personnage au corps massif mais à la démarche légère, que ses amis disent entier, colérique et émotif, mais ni rancunier ni calculateur. On le présente comme hautain ? Il sait se montrer délicieux. « Mon chauffeur m’a fait remarquer que de toutes les personnalités que je rencontre, il est le seul à le saluer à chaque fois », constate un diplomate européen. Il fut, dans son passé parisien, un noctambule réputé ? Il a reçu le soutien, durant la campagne, de plusieurs dignitaires religieux. Ami de Gbagbo, il a courtisé son tombeur, Ouattara. Vétéran de la vie politique malienne, il incarne, pour ses électeurs, la rupture…

Il a réussi à être tout à la fois le candidat des putschistes, des religieux parmi les plus rigoristes du pays et de la communauté internationale (qui en a très tôt fait « le candidat de la stabilité »). Un exploit qu’il ne revendique pas, lui qui assure ne rien devoir à personne. Il admet tout de même qu’un tel raz-de-marée électoral, synonyme de très forte attente, sera « lourd » à porter. « J’en suis conscient, mais je suis confiant. Comme de Gaulle, j’ai une certaine idée de mon pays. » 

 

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