Charles Taylor Itinéraire D’un Tueur

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À l’occasion du verdict en appel du Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL) dans le procès de Charles Taylor, le 26 septembre, Jeune Afrique vous invite à redécouvrir ses articles les plus saisissants concernant l’ancien président libérien. Dans le douzième volet de la série, Cheikh Yérim Seck retrace la vie et l’oeuvre de celui qui restera comme l’un des tueurs les plus célèbres du continent. Un article publié dans J.A. n° 2425 du 1er au 7 juillet 2007.

Le procès de l’ancien président Charles Taylor, ouvert le 4 juin à La Haye puis reporté au 3 juillet, restera exemplaire. Tant par son caractère inédit et le pedigree de l’accusé que par la gravité des crimes qui lui sont reprochés. Retour sur le parcours d’un prédateur qui avait fait de la guerre un business.

Comparaîtra ? Comparaîtra pas ? Officiellement consenti par le Tribunal spécial des Nations unies pour la Sierra Leone (TSSL) pour permettre à l’accusé de mieux préparer sa défense, le nouveau report au 3 juillet du procès de Charles Taylor ne garantit pas la présence de celui-ci dans le box des accusés. Le 4 juin, l’ex-président et chef de guerre du Liberia avait décidé de boycotter le procès : « Je n’aurai pas de procès équitable devant le TSSL, expliquait-il dans une lettre lue le même jour devant le Tribunal. Je me vois contraint de ne pas apparaître. Je refuse de me prêter à cette comédie qui ne rend pas justice aux peuples de la Sierra Leone et du Liberia. »

S’il se dit toutefois « prêt » à répondre, Taylor évoque « l’insuffisance en taille et en moyens de l’équipe chargée de [sa] défense », se plaint de n’avoir qu’un seul avocat alors que l’accusation en dispose de neuf, et prétend ne pas avoir eu suffisamment de temps pour examiner la masse de documents versés au dossier. Puis de décider de se passer des services de son avocat afin d’assurer lui-même sa défense jusqu’à ce que « les moyens adéquats » soient réunis. Une stratégie qui a eu le don d’irriter les juges. Le 25 juin, le Tribunal décide néanmoins de lui commettre d’office un autre avocat et de lui allouer 50 000 dollars par mois pour couvrir ses frais de défense. Mais sans être sûr de pouvoir échapper à toutes les manoeuvres dilatoires d’un accusé pas comme les autres.

Mélange de cynisme et de provocations, c’est dans le style de Charles Taylor de désarçonner, d’agacer, de semer le trouble et la désolation. Né sous le signe du feu, selon la typologie sacrée des féticheurs mandingos du Liberia, il brûle tout sur son passage. Cet homme de petite taille, au regard froid et impavide, est l’un des pires dictateurs que l’histoire récente du continent ait connus. Le procureur américain du TSSL, Stephen Rapp, met un point d’honneur à lui faire payer ses crimes. Il étudie, avec un panel de juristes, les moyens de lui imposer une comparution forcée. Et multiplie les arguments pour convaincre le Tribunal d’appliquer cette règle.

« Contrairement à ce qu’il affirme dans son courrier, l’accusé bénéficie, en plus d’un avocat, de deux avocats adjoints et d’un enquêteur international. En outre, la défense a été dotée de bureaux à Monrovia, à Freetown et à La Haye pour accueillir et préparer des témoins à décharge », martèle Rapp. Et d’interpeller les juges : « Vous ne pouvez pas laisser les manoeuvres dilatoires d’un dictateur sanguinaire fausser un procès historique, qui a vocation à signer la fin de l’impunité des seigneurs de guerre dans un continent aussi meurtri que l’Afrique. Taylor vous nargue en se déclarant incapable de financer sa défense. »

Ironie de l’histoire : le chef de guerre qui pilla son pays, le Liberia, et ensanglanta la Sierra Leone voisine pour s’emparer de ses diamants, prétend aujourd’hui manquer de moyens pour s’attacher les services d’avocats. De fait, entre 1996 et 2001, Taylor s’est fait remettre, pour prix de son soutien aux rebelles sierra-léonais du Front révolutionnaire uni (RUF), une importante quantité de pierres brutes dont la valeur varie selon les experts. Le produit de leur vente a été placé dans plusieurs pays. Suite à une demande d’entraide judiciaire présentée par le TSSL, 1,3 million d’euros déposés sur des comptes en Suisse ont été bloqués par les autorités helvétiques le 23 juin 2003.

Selon Global Witness, « les sommes détournées par le président Charles Taylor sont dissimulées dans des banques suisses ou burkinabè ». À en croire l’ONG britannique de lutte contre la corruption, « les fonds sont gardés dans deux banques à Ouagadougou. Les deux comptes ont été ouverts au nom de Jean-Paul Some. […] Moussa Cissé [l’ancien chef du protocole présidentiel libérien, NDLR], du groupe des sociétés d’exploitation forestière Mohammed (MGC), retirait l’argent en espèces pour Taylor et émettait des chèques sur l’un des comptes en son nom. Les fonds de la vente des diamants et du bois transitaient par lui. »

D’autres pièces versées au dossier du TSSL font état d’un compte « ouvert à Zurich en 1993 par Grace Minor », ex-présidente du Sénat et égérie de Taylor au début des années 1980. En 2002, 25 % des fonds en provenance d’Afrique et déposés dans les banques suisses étaient libériens. Entre placements du gouvernement et argent détourné, les dépôts de Monrovia se sont élevés à plus de 3,8 milliards de dollars, selon les chiffres fournis par la Banque nationale suisse, soit plus que les sommes placées par l’Afrique du Sud (2,4 milliards de dollars) ou le Nigeria (900 millions de dollars).

Actionnaire dans toutes les entreprises du secteur forestier de son pays, Taylor faisait appel à des prête-noms comme Philip Kibbo, établi à Londres. C’est par lui que transitait une bonne partie des revenus en espèces de l’Oriental Timber Company (OTC). L’ex-chef de l’État travaillait en étroite collaboration avec le prospère homme d’affaires libanais Talal Nasseredine, alias Talal el-Ndine, interdit de déplacement par les Nations unies pour son rôle de bailleur de fonds du RUF.

Aventurier, trafiquant, Taylor s’est aussi bien entouré de combattants que d’hommes d’affaires à la réputation sulfureuse. Ainsi de Gus Kouvenhoven et Viktor Bout, qui font tous deux l’objet de poursuites internationales pour avoir violé la résolution 1343 du Conseil de sécurité sur le commerce des armes et des diamants. Marchand de matériel de guerre connu en Afrique, propriétaire de la compagnie aérienne Transavia Export Cargo, Viktor Bout a créé en 1995 la compagnie Air Cess, dont Taylor devint président. À la tête d’une nébuleuse de sociétés de transport, qui posséderaient une flotte de soixante appareils, Bout vend et transporte de tout, des équipements miniers aux diamants, en passant par des kalachnikovs et des obus de mortiers.

Chez l’ex-maître de Monrovia, la guerre est au service du business, de l’enrichissement personnel et familial. Décidé le 23 juillet 2004, le gel de ses avoirs aux États-Unis touche ainsi, outre Taylor lui-même, son épouse d’alors Jewell Howard, son fils et conseiller Charles « Chuckie » Taylor, mais également ses deux ex-femmes, Agnes Reeves-Taylor, ancienne représentante permanente auprès de l’Organisation maritime internationale, et Tupee Enid Taylor. La fortune du clan est estimée à plusieurs dizaines de millions de dollars (à titre indicatif, tout au long de ses années de pouvoir, de 1997 à 2003, Taylor prélevait sur le seul secteur de la distribution des produits pétroliers une dîme de l’ordre de 600 000 dollars par mois). Des infractions économiques qui s’ajoutent à onze chefs d’inculpation pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis en Sierra Leone de 1991 à 2001. Passible de la réclusion criminelle à perpétuité, l’ex-chef de l’État libérien risque de passer le reste de ses jours dans une prison de Grande-Bretagne, le seul pays à avoir accepté qu’il purge sa peine sur son territoire.

Pathétique fin pour un homme qui s’est hissé à la dignité de président du Liberia, l’unique pays du continent à n’avoir jamais été touché par la colonisation, mais qui a connu un peuplement successif en partie responsable de ses déchirements actuels. Trois cents familles d’esclaves libérés par des planteurs des États-Unis débarquent au début du XIXe siècle sur l’ancienne Côte des Graines. Elles y retrouvent les natives (indigènes) qu’elles ne tardent pas à soumettre à leur autorité. Avant de fonder l’État en 1847.
Un siècle plus tard, en 1948, naît, près de Monrovia, Charles MacArthur Taylor, d’un père américano-libérien et d’une mère native. Élève turbulent, il est envoyé aux États-Unis par ses parents soucieux de le voir poursuivre ses études. Peu doué, il délaisse livres et cahiers, multiplie les petits boulots, étudie en dilettante. Et décroche, en 1997, un diplôme d’économie dans le Massachusetts.

De retour au Liberia, il intègre l’administration où, déjà, il est en contact direct avec l’argent. Chargé des achats du gouvernement, il fait preuve d’une singulière capacité à retenir une bonne partie des ressources destinées aux approvisionnements publics, et hérite du surnom de « Superglu ». En 1983, pour fuir la justice qui le recherche pour un détournement de 900 000 dollars, il se réfugie aux États-Unis. Pas pour longtemps. En exécution d’un mandat d’arrêt lancé par le Liberia, il est arrêté et incarcéré dans le Massachusetts où il fit ses études.

Pendant ce temps, Monrovia vit sous le règne de Samuel K. Doe arrivé au pouvoir en 1980 après avoir assassiné son prédécesseur, William Tolbert. Premier native à diriger le Liberia, le sergent-chef Doe, qui s’est autoproclamé général quatre étoiles, met le pays en coupe réglée, multiplie les dérives et finit par inquiéter les États-Unis, qui songent à le renverser. Vraisemblablement avec la complicité des services américains, Taylor, perçu comme un successeur potentiel, réussit à s’évader de prison, en 1985. On retrouve sa trace à la fin des années 1980 au Ghana, où il passe quelques mois en détention. Avant d’apparaître au Burkina, où il se montre dans l’entourage du président Blaise Compaoré. Est-ce ce dernier qui le met en contact avec le « Guide » libyen Mouammar Kaddafi alors engagé dans le recrutement de rebelles prêts à intervenir un peu partout sur le continent ? Taylor fait en tout cas ses armes dans un camp d’entraînement à Benghazi. Il y rencontre un certain Foday Sankoh, un ex-caporal sierra-léonais devenu photographe itinérant. Futur patron du RUF, véritable machine à tuer, Sankoh déborde à l’époque d’appétit révolutionnaire.

Avant de se lancer dans la conquête de Monrovia après son « stage » libyen, Taylor se trouve trois parrains : l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, qui a des comptes personnels à régler avec Samuel Doe, l’assassin de son ami Tolbert ; le Libyen Mouammar Kaddafi, autoproclamé alors chef de file des combattants « anticolonialistes » ; et le Burkinabè Blaise Compaoré.

Depuis la Côte d’Ivoire, Taylor et Sankoh, à la tête d’une centaine d’hommes, attaquent, le 24 décembre 1989, le poste frontière libérien de Butuo. C’est le début de l’une des plus meurtrières guerres civiles africaines. La réaction de Doe – des représailles contre une partie de la population – jette de nombreuses victimes dans les bras de la rébellion qui vient de naître. Y compris des enfants, les small boys units. En quelques mois, Taylor annexe 90 % du Liberia et installe sa capitale à Gbarnga. Mais d’autres factions rebelles voient le jour et multiplient exactions et cruautés.

Pour financer un conflit qui s’annonce long, Taylor « exporte » sa guerre en Sierra Leone. Il suscite et soutient la rébellion du RUF, qui éclate le 23 mars 1991, dirigée par Foday Sankoh, une vieille connaissance, dont les éléments armés mutilent les civils en « manches longues » ou en « manches courtes », selon la longueur du bras amputée au coupe-coupe.

Huit ans après avoir pris les armes, Taylor accède au pouvoir en 1997 – cruelle ironie de l’histoire – par les urnes. À l’issue d’une élection organisée sous la menace, il remporte 75 % des suffrages exprimés. Pour le malheur du Liberia. Les États-Unis, qui le soupçonnent d’entretenir des relations avec le réseau islamiste al-Qaïda dans le trafic des « diamants du sang », le prennent en grippe. Isolé sur le plan diplomatique, combattu par le Lurd (Libériens unis pour la reconstruction et le développement, une rébellion armée par les États-Unis et ouvertement soutenue par la Guinée) et par le Mouvement pour la démocratie au Liberia (Model) qui bénéficie de l’appui supposé ou réel de la Côte d’Ivoire, il finit par accepter, en août 2003, un accord avec Olusegun Obasanjo, alors président du Nigeria mandaté par la communauté internationale : quitter le pouvoir en échange d’un exil doré à Calabar (dans le Sud nigérian), avec une garantie d’impunité ad vitam aeternam.

En quittant son pays, l’ex-chef de guerre devenu chef d’État laisse derrière lui un bilan calamiteux : 300 000 morts dans son propre pays et en Sierra Leone, plusieurs centaines de milliers de réfugiés enfuis dans les pays voisins, déstabilisation de la Guinée, infiltration d’armes en Côte d’Ivoire où une rébellion a éclaté le 19 septembre 2002. L’encombrant hôte du sud-est du Nigeria n’entend pas se faire oublier. En février 2005, il se serait rendu à Ouagadougou pour y rencontrer Francis Kalawalo, qu’il soutiendra à la présidentielle libérienne d’octobre-novembre 2005. Pour l’aider à financer sa campagne, Taylor lui remet même de l’argent, tiré d’un compte domicilié à Dubaï, qu’il aurait reçu, selon le département d’État américain, des mains de Mohamed Mustafa Fadhil, membre présumé d’al-Qaïda.

De Calabar, il joue de son téléphone satellitaire, continue à échafauder des plans de déstabilisation de son pays ainsi que de ses voisins. Et suscite la colère des Américains ainsi que l’embarras de ses hôtes nigérians. Assez pour qu’Obasanjo se décide à le livrer au TSSL via le Liberia. Le 29 mars 2006, il est mis à la disposition du Tribunal qui l’avait déjà inculpé en mars 2003 avant de lancer un mandat d’arrêt international contre lui en février 2004. À cause des risques que la tenue de son procès en Sierra Leone peut faire courir à ce pays et au reste de la sous-région, le Conseil de sécurité de l’ONU autorise, le 16 juin 2006, sa délocalisation à La Haye, aux Pays-Bas. Quatre jours plus tard, voilà le bourreau de Monrovia transféré et incarcéré à Scheveningen, un quartier chic au nord-est de La Haye.

Avec ou sans Taylor, le procès qui s’est ouvert le 4 juin restera, par son caractère inédit, par le pedigree de l’accusé et par les témoignages des 150 personnes qui seront appelées à la barre par l’accusation, un événement historique. Même si, comme le rappelle le procureur Stephen Rapp, « il ne ressuscitera pas les morts, ne rendra pas leurs membres aux amputés, ne consolera pas des viols, ne restaurera pas les enfances brisées et n’effacera pas les cicatrices des Sierra-Léonais. Il leur permettra de tirer un trait sur un passé douloureux. »

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